Marketing et provocation entretiennent des relations ambiguës, comme l’a encore démontré le tollé suscité la semaine dernière par une publicité pour une marque de hamburgers. On s’en souviendra, le visuel vintage, façon Roy Lichtenstein, représentait un homme giflant sa femme parce qu’elle ne lui avait pas rapporté le hamburger de la marque en question. À l’heure du mouvement #metoo, cela passe très mal…

On peut évidemment se demander si, par son côté volontairement provocateur, ce type de communication ne visait pas précisément à attirer l’attention, en partant du principe qu’un « coup de pub » n’est jamais perdu. « There is no such thing as bad publicity« , déclarait déjà Phineas Barnum au XIXème siècle.

Dans certains cas, c’est la dénomination-même du produit ou du service qui peut heurter la sensibilité du public qui y est confronté, qu’il s’agisse d’une provocation délibérée de son titulaire ou d’un malencontreux concours de circonstances. Dans ce cas, l’enregistrement de la marque est susceptible d’être refusé, ou la marque annulée à la requête d’une partie intéressée.

L’ordre public et les bonnes moeurs comme motif de refus d’enregistrement

Tant la législation relative à la marque de l’Union européenne que celle concernant la marque Benelux prévoient qu’un signe sera refusé à l’enregistrement s’il est contraire à l’ordre public ou aux bonnes moeurs.

Il s’agit d’un motif absolu de refus d’enregistrement, ce qui signifie qu’il peut être soulevé d’autorité par l’Office des marques auprès duquel le dépôt est effectué. En outre, une partie intéressée peut l’invoquer ultérieurement, dans le cadre d’une action en annulation.

La contrariété à l’ordre public et aux bonnes mœurs est fréquemment invoquée pour barrer la route à des dépôts de termes plutôt fleuris, au sens propre (CANNABIS) comme au sens figuré (FUCK OF THE YEAR). Les allusions au régime nazi (un aigle portant les lettres SS) ou à la pègre (LABELLAMAFIA) sont également refusées, au même titre que certaines évocations peu flatteuses des religions (AL AQSA COLA ou une marque figurative AVE MARIA, représentant la Vierge auréolée d’une feuille de cannabis).

La règle actuelle: une appréciation objective

Les litiges en droit des marques s’apprécient toujours en fonction du public pertinent. Lorsqu’il s’agit d’examiner un conflit entre deux marques, on prend en compte le public pertinent pour les produits ou services en cause. Toutefois, lorsque se pose la question d’une contrariété à l’ordre public ou aux bonnes moeurs, le public pertinent ne saurait être limité au public auquel sont directement adressés les produits et les services pour lesquels l’enregistrement est demandé.

C’est ce qu’a rappelé le Tribunal de l’Union européenne, examinant la licité du dépôt d’une marque « PAKI »:

Il convient, en effet, de tenir compte du fait que les signes visés par ce motif de refus choqueront non seulement le public auquel les produits et services désignés par le signe sont adressés, mais également d’autres personnes qui, sans être concernées par lesdits produits et services, seront confrontées à ce signe de manière incidente dans leur vie quotidienne

TUE, 5 octobre 2011, Paki Logistics GmbH / OHMI – Royaume-Uni, T-526/09, point 18

Il s’agit donc de vérifier si, de manière objective, la marque en cause est susceptible de heurter la sensibilité du public, sans tenir compte notamment du contexte commercial dans lequel s’insère la marque.

Il s’agit tout du moins de la règle actuelle, car nous verrons en fin d’article qu’une affaire en cours devant la Cour de justice de l’Union européenne pourrait changer la donne.

Traduction dans les langues de l’Union européenne: gare aux mauvaises surprises!

Une marque de l’Union européenne a vocation à protéger le signe sur l’ensemble du territoire de l’Union, lequel constitue une vaste mosaïque linguistique, historique, sociale et culturelle. Pour cette raison, les signes susceptibles d’être perçus comme étant contraires à l’ordre public ou aux bonnes moeurs ne sont pas les mêmes dans tous les Etats membres.

Une marque de l’Union européenne constituant un titre unitaire, la jurisprudence adopte une approche maximaliste, vérifiant que la contrariété à l’ordre public ou aux bonnes moeurs n’existe dans aucun Etat membre:

Il y a lieu de prendre en considération non seulement les circonstances communes à l’ensemble des États membres de l’Union, mais également les circonstances particulières à des États membres pris individuellement qui sont susceptibles d’influencer la perception du public pertinent situé sur le territoire de ces États.

TUE, 20 septembre 2011, Couture Tech LTD / OHMI, T-232/10, point 34

C’est sur cette base que l’EUIPO refuse fréquemment des marques constituées principalement du mot « CURVE » qui, en roumain, signifie « prostituée, pute, salope».

Cet exemple démontre l’importance de consulter un professionnel avant de déposer sa marque, afin d’éviter bien des déconvenues lors de l’examen par l’Office.

What the fuck ?!?

Un autre exemple classique de refus fondé sur les bonnes moeurs concerne les marques incluant le terme anglais « fuck », ainsi que ses variantes ou traductions.

Force est de constater que les expressions grossières et vulgaires provenant du domaine sexuel constituent pour les consommateurs moyens des termes indécents, obscènes et répulsifs

TUE, 14 novembre 2013, Efag Trade Mark Company Gmbh & Co. KG / OHMI, point 35.

Vers un assouplissement de l’appréciation de la contrariété aux bonnes moeurs ?

Un arrêt attendu de la Cour de justice de l’Union européenne pourrait sonner le glas de ce refus quasiment systématique d’enregistrer ces marques contenant le « F-Word ».

Ce sera à tout le moins le cas si la Cour se rallie aux conclusions prises par l’Avocat Général Bobek, qui opère en effet une distinction entre l’ordre public qui serait objectif et les bonnes moeurs qui seraient subjectives.

 Dès lors que l’ordre public est imposé par le haut, son contenu doit être établi « objectivement », car cet ordre doit être énoncé quelque part. L’ordre public peut donc être étudié dans les services des autorités publiques par référence aux lois, aux politiques publiques et aux déclarations officielles. Retrouver la source exacte d’une règle de politique publique peut s’avérer nécessaire afin que son annonce (ou plutôt celui du refus d’accorder quelque chose pour des motifs d’ordre public) satisfasse aux critères de prévisibilité, d’absence d’arbitraire et de bonne administration. Mais une fois qu’il est satisfait à ces critères, c’est une question de volonté administrative et de souhaits unilatéraux.

Par opposition, il ne peut en être dit autant à propos des bonnes mœurs. Celles‑ci ne peuvent être décelées en dehors de normes sociales et d’un contexte social. Leur identification exige une appréciation au moins empirique de ce que la société concernée (le public concerné) considère être une norme de comportement acceptable à un moment donné. En d’autres termes, l’examen du point de savoir si un signe donné est contraire aux bonnes mœurs nécessite de s’appuyer sur des éléments de preuve propres à l’espèce afin de déterminer la manière dont le public pertinent est susceptible de réagir à un tel signe apposé sur les biens ou les services revendiqués.

Conclusions de l’AG Bobek, 2 juillet 2019, C-240/18/P, Constantin Film Production GmbH / EUIPO, points 79-80

Partant, l’Avocat Général estime que la marque « Fack Ju Göthe » (« Fuck you Goethe », donc) devrait être enregistrée, car il s’avère qu’elle ne provoque aucune controverse auprès du public germanophone. La marque correspond en effet au nom d’un film qui a connus un grand succès dans les pays de langue allemande, jusqu’à être utilisé à des fins pédagogiques par… l’Institut Goethe lui-même.

Ces conclusions constituent également une leçon d’humilité pour l’EUIPO, dont l’Avocat Général rappelle qu’il n’a pas pour « mission première » de définir et d’appliquer des règles relatives aux bonnes moeurs et à l’ordre public. Il n’appartient donc pas à l’EUIPO de « définir tout d’un coup une vision solide de la notion de « bonnes moeurs » qui ne se rattache pas à celle ayant cours dans le ou les Etats membres concernés ».

Affaire à suivre…

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